L'OMC et le cycle du millénaire
A l'aube du XXIe siècle, les dépenses publiques mondiales dans le secteur de l'éducation dépassent largement mille milliards de dollars. Cela représente plus de 50 millions d'enseignantes et enseignants, un milliard d'élèves et d'étudiant(e)s, ainsi que des centaines de milliers d'établissements scolaires disséminés aux quatre coins du globe. Il s'agit donc d'un immense bloc que d'aucuns qualifient déjà de "marché" colossal. La mondialisation aidant et le libre-échange étant devenu la panacée des adeptes du laisser-faire économique, l'éducation est désormais dans "la ligne de mire des marchands", pour reprendre l'expression de Gérard de Sélys.
Pendant ce temps, l'explosion des nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC) entraîne une formidable expansion de l'enseignement à distance, qui mène elle-même à la création de "campus universitaires virtuels". Cette révolution de l'information, dopée par le développement spectaculaire du réseau Internet, est déjà porteuse de changements profonds et rapides qui devraient s'accélérer dans le futur.
Or, ces mutations surviennent au moment même où les services publics sont critiqués dans tous les pays, conséquence entre autres, d'un fort mouvement de désengagement des États. L'éducation publique ne fait pas exception et se retrouve en pleine tourmente, confrontée trop souvent au sous-financement chronique.
Dans la foulée des autres grands services publics tels que les télécommunications, les chemins de fer et même la santé, qui ont subi les assauts des partisans de la privatisation et de la déréglementation, l'éducation publique attise de plus en plus la convoitise de puissants groupes d'intérêt. Ces derniers ne visent rien de moins que son démantèlement en la soumettant aux électrochocs de la concurrence internationale. Dans ce tourbillon, l'enseignement supérieur est particulièrement touché.
Aussi, le mouvement évoqué précédemment est déjà amorcé, comme en témoigne la conclusion en 1994 à l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC), d'un important accord visant à libéraliser le commerce des services. Avec l'accord général sur le commerce des services, pour la première fois sans doute, on parla ouvertement de favoriser le commerce international des services d'éducation comme s'il s'agissait de marchandises de consommation courante. Or, en vertu des termes de la Déclaration de Marrakech de 1994, l'OMC est mandatée pour relancer les négociations sur le commerce des services avant le début de l'an 2000. Cela devrait être décidé en novembre 1999, avec la tenue de la 3e Conférence ministérielle de l'OMC. Si tel est le cas, il est probable que certains États membres souhaitent aller plus loin sur la voie de la libéralisation. (...)
Du GATT à l'OMC
Pendant près de cinq décennies, c'est un forum permanent de négociations qui a joué un rôle de surveillance et de régulation du commerce international. Le General Agreement on Tariffs and Trade (GATT), où les États avaient seulement un statut de parties contractantes, était en effet deux choses à la fois. Il désignait en même temps le forum permanent de négociations et l'accord international, c'est-à-dire le document énonçant les règles pour la conduite du commerce international.
Il fut remplacé en 1995 par l'Organisation Mondiale du Commerce, une organisation internationale regroupant aujourd'hui 152 pays membres. L'OMC est notamment chargée de mettre en oeuvre les accords issus du dernier cycle de négociations du GATT - dit cycle de l'Uruguay - signés à Marrakech en avril 1994. Ce cycle fut la plus importante négociation commerciale de l'histoire. Alors que le GATT n'a longtemps régi que le commerce des marchandises, les Accords de l'OMC s'appliquent désormais aux investissements, aux services ainsi qu'à la propriété intellectuelle.
Seul organisme international qui s'occupe des règles gouvernant le commerce entre les pays, l'OMC semble clairement destinée à élargir ses champs d'intervention dans le futur. Les Accords y occupent une place centrale et constituent les règles juridiques de base pour le commerce international et la politique commerciale. Ils visent trois principaux objectifs: favoriser au maximum la libéralisation des échanges commerciaux, poursuivre progressivement cette libéralisation par voie de négociation et enfin, instituer un mécanisme de règlement des différends.
L'Accord général sur le commerce des services (GATS )
Le commerce international des marchandises est une notion relativement simple car il s'adresse aux échanges de biens matériels. Un produit est transporté d'un pays à un autre où il est vendu. Le commerce des services, en raison de la nature immatérielle de ces derniers, est un phénomène beaucoup plus varié et sa représentation est plus complexe. Par exemple, les compagnies aériennes, les compagnies de téléphone, les banques ou encore les cabinets comptables fournissent et exportent leurs services de manière fort différente.
L'accord général sur le commerce des services fut, en 1994, le premier accord multilatéral à être conclu sur le commerce de l'ensemble des services. Comme ces derniers comptent pour presque les deux tiers des activités dans les économies industrialisées, il devenait inévitable que le GATT et son successeur, l'OMC, en fassent un jour une de leurs préoccupations majeures. D'autant plus que les firmes transnationales spécialisées dans la production de services - services financiers, télécommunications, transports, santé, etc. - exerçaient des pressions de plus en plus fortes en vue de vendre leurs produits plus librement sur le marché mondial. Ce sont donc les États-Unis qui prirent I'initiative, au cours du cycle de l'Uruguay, de défendre ce projet en proposant de transposer à l'ensemble des services, les dispositions du GATT qui régissaient jusque là le commerce des marchandises. Plaidant pour un mode de libéralisation beaucoup plus graduel, l'Union européenne et certains pays en développement ont alors réussi à tempérer l'ardeur américaine. Le résultat fut la conclusion d'un accord de portée plus limitée.
Néanmoins, les deux grands principes qui furent à la base du GATT (marchandises) ont été repris et adaptés pour être incorporés au GATS (services). Il s'agit du principe de la nation la plus favorisée et du principe du traitement national. Le principe de la nation la plus favorisée requiert qu'un pays signataire du GATS, qui accorde un traitement favorable à un autre pays signataire en matière d'importation et d'exportation de services, accorde le même traitement à tous les pays signataires. Le principe du traitement national stipule que les entreprises étrangères présentes sur le marché d'un pays donné, bénéficient d'un traitement au moins aussi favorable que les entreprises nationales oeuvrant sur ce même marché.
Le GATS comporte donc l'engagement de libéraliser les services de façon ininterrompue par des négociations périodiques. Et au niveau mondial, il est également le premier accord multilatéral sur l'investissement, puisqu'il vise non seulement le commerce transfrontières, mais tous les moyens possibles de fourniture d'un service, y compris le droit d'établir une présence commerciale sur le marché d'exportation. La fourniture d'un service s'effectue alors par une société étrangère exerçant des activités dans un pays d'accueil - donc par le biais d'investissements à l'étranger. Or, ce lien étroit entre le commerce et les politiques en matière d'investissement est reconnu depuis longtemps. Au fil des années, le GATT puis l'OMC se sont de plus en plus intéressés à certains aspects de cette relation.
L'OMC et le "marché de l'éducation"
Si pour les enseignants, les étudiants et une majorité de citoyens, le terme éducation renvoie généralement à la notion de service public, suggérant elle-même une série d'activités à finalité non commerciale, l'OMC navigue quant à elle dans de toutes autres eaux. À cet égard, l'utilisation systématique dans sa documentation d'expressions telle le "marché de l'éducation" en dit long sur l'approche commerciale qui caractérise tout le discours de l'institution.
Dénotant une vision de l'éducation empreinte d'un économisme inquiétant, le Conseil du commerce des services de l'OMC trace, dans un document interne, un portrait de ce secteur:
Le "marché" est d'abord découpé en cinq catégories qui sont l'enseignement primaire, l'enseignement secondaire, l'enseignement supérieur, l'enseignement aux adultes et les autres services d'enseignement. En outre, l'évolution rapide du secteur de l'éducation donne naissance à de nouvelles activités connexes à l'enseignement dont la classification n'est pas évidente a priori et qui rend parfois les comparaisons internationales difficiles. Il faut d'ailleurs noter que la classification utilisée par l'OMC est celle des Nations Unies. Par conséquent, aux fins du GATS, les services de garde entrent dans la catégorie "santé et services sociaux" plutôt qu"'éducation" et ils sont également couverts par l'Accord. (...)
De nouvelles tendances
Par ailleurs, l'évolution rapide des systèmes d'éducation a entraîné la multiplication des formes d'apprentissage et de nouveaux types de formation se sont substitués aux filières traditionnelles. En outre, l'enseignement supérieur traverse une période d'intenses mutations et offre désormais des possibilités de formation à une fraction beaucoup plus large de la population jeune et adulte. Les taux de fréquentation de l'enseignement supérieur augmentent dans la plupart des pays de l'OCDE et ce, tant pour les jeunes adultes que pour les adolescents. Les systèmes d'enseignement ont donc réagi par une diversification des programmes, des structures et des modes de livraison des services. De nouveaux types d'établissement sont apparus, dispensant des programmes non universitaires: études à temps partiel, cours du soir, formation en milieu professionnel et télé-enseignement. Dans plusieurs pays, les étudiants inscrits à ces programmes représentent une proportion significative du total des effectifs inscrits dans l'enseignement supérieur.
Parmi les nouvelles tendances observées, les "accords de jumelage" et l'enseignement à distance gagnent en popularité. (...) Certains de ces accords aboutissent au "franchisage" d'éléments de l'activité, par exemple de cours et de programmes. L'enseignement à distance a de son côté le vent en poupe et semble voué à un développement fulgurant avec l'arrivée de technologies sans cesse plus sophistiquées: audioconférences, vidéoconférences, nouveaux logiciels pour micro-ordinateurs, CD-ROM et bien sûr, Internet. Bref, les formes et les structures de l'enseignement supérieur s'en retrouvent complètement transformées. (...)
L'enseignement supérieur: un commerce en pleine effervescence...
L'OMC parle d'une croissance importante de ce commerce, en particulier au niveau de l'enseignement supérieur. En plus du nombre croissant d'étudiants qui vont faire des études à l'étranger, on observe un bouillonnement nouveau d'autres formes d'échanges. C'est le cas des liaisons entre enseignants et chercheurs, de la connnercialisation internationale des programmes, de l'établissement de "succursales" diversités et de l'élaboration de mécanismes internationaux de coopération entre établissements de différents pays. (...)
On imagine aisément l'ampleur des répercussions que risque d'avoir cette poussée du commerce international des services d'éducation sur le système d'enseignement supérieur de certains pays et plus généralement, sur l'éducation en tant que service public. La quête de nouveaux financements et la chasse aux investisseurs poussent déjà plusieurs institutions universitaires sur la pente de la commercialisation de l'éducation, avec toutes les conséquences pernicieuses que cela entraîne. Comme pour d'autres services, l'existence de nombreux obstacles à la liberté totale de commerce en matière d'éducation empêche toutefois ce dernier d'atteindre un rythme de croisière plus élevé. Or, la renégociation du GATS visera précisément à éliminer au maximum ces obstacles.
... qui se heurte néanmoins à des réglementations nationales
Ces obstacles sont évidemment nombreux. S'agissant de la consommation à l'étranger, les mesures qui limitent la mobilité des étudiants - immigration, contrôle des changes, non reconnaissance d'équivalences de formation, etc. - constituent autant de restrictions à cette forme de commerce des services d'éducation qui, rappelons-le, demeure la plus importante en volume.
L'établissement d'une présence commerciale peut être freinée par le refus des autorités nationales d'accorder une reconnaissance à l'institution étrangère, incluant la permission de décerner des diplômes. Les mesures freinant l'investissement étranger peuvent également devenir des barrières à l'implantation d'une institution dont la propriété est étrangère. Cet enjeu était d'ailleurs au coeur des négociations de l'AMI. Parmi les autres obstacles limitant la présence commerciale, mentionnons les conditions de nationalité, les limitations du recrutement d'enseignants étrangers, les conditions de ressources, l'existence de monopoles publics, les subventions aux établissements nationaux, etc.
La libre circulation des enseignants (présence des personnes physiques) se voit quant à elle souvent entravée par les prescriptions en matière d'immigration, les conditions de nationalité, la reconnaissance des titres, les conditions de ressources, etc. (...)
L'éducation dans le collimateur du GATS
Lorsqu'on considère le secteur de l'éducation, l'application du GATS se limite à l'heure actuelle aux pays membres dont les gouvernements ont accepté en 1994 d'inclure cette activité dans l'Accord. On en dénombre une quarantaine sur 134 pays membres de l'OMC. Il faut noter que l'Union européenne est membre de l'OMC, tout comme chacun de ses États membres. Aux fins du GATS, l'Union Européenne a soumis une seule liste d'engagements pour l'ensemble de ses États membres mais ces engagements peuvent différer d'un pays à l'autre. (...) Jouant de prudence, aucun gouvernement n'a ouvert son secteur de l'éducation sans limitation. A l'arrivée, la plupart des pays de l'OCDE ont préféré conserver un fort degré de contrôle sur leur secteur mais on peut se demander pour combien de temps. (...)
La question du financement: un élément central
Il a été mentionné précédemment que le GATS établit une distinction entre les services financés et dispensés sous autorité gouvernementale (sans visée commerciale) et ceux financés et fournis par le secteur privé. Par conséquent, l'ouverture des marchés nationaux de l'éducation en vue de construire un vaste marché international unifié et concurrentiel, se voit théoriquement facilitée par une présence plus significative des agents privés dans cette activité. D'où l'importance de suivre l'évolution des parts relatives publique/privée en matière de financement, gestion, propriété, habilitation. C'est la dimension du financement qui retient ici notre attention.
On sait que dans plusieurs pays, la question du partage des coûts de l'éducation entre l'individu et la société est vivement débattue. À tort ou à raison, on observe un mécontentement grandissant face au secteur public, ce qui favorise les tendances à la privatisation et à la déréglementation. On note à cet égard que même si l'éducation demeure une activité essentiellement publique, elle comprend un élément important et croissant de financement privé. Des données fragmentaires de l'OCDE indiquent que la part du financement des établissements en provenance du secteur privé varie de 3 % ou moins en Italie, en Suède et aux Pays-Bas à plus de 18 % en Allemagne et en Australie. Au Chili, cette part atteint même 45 %.
C'est en effet dans l'enseignement supérieur que les changements les plus spectaculaires sont survenus. L'explosion de la demande a en effet soulevé la question du financement de manière très aiguë. Les pressions financières s'intensifiant, on a assisté un peu partout à une augmentation des droits, charges et contributions, en plus de l'apparition de nouveaux frais supportes par les étudiants. De nouveaux mécanismes de financement ont été implantés et le secteur privé a été appelé à accroître sa part relative. Conséquemment, dans de nombreux pays, la structure de financement de l'enseignement supérieur s'est sensiblement diversifiée24. D'ailleurs, les pouvoirs publics ne cachent plus leur volonté de développer la concurrence dans le "marché de l'enseignement supérieur", voire de rentabiliser une activité qui, encore récemment, était considérée comme un bien public.
Le cycle du millénaire: les enjeux pour l'éducation publique
Dans la foulée d'une mondialisation en pleine effervescence, l'accélération du mouvement d'internationalisation de l'éducation est une réalité avec laquelle il faudra compter à l'avenir. À la fois impulsé par une demande qui monte en flèche et par le développement d'un "nouveau marché" sans cesse plus convoité, le commerce des services d'éducation est un phénomène qui croit rapidement tout en adoptant des formes nouvelles. Aussi, sa libéralisation soulève bon nombre de questions et d'enjeux forts préoccupants pour celles et ceux qui croient que l'éducation publique contribue à l'égalité des chances et demeure un pivot essentiel du développement des sociétés. (...)
Par ailleurs, la généralisation des NTIC dans l'éducation, phénomène potentiellement porteur d'effets bénéfiques pour les apprenants, doit maintenant être analysée à la lumière des pressions croissantes en faveur d'une libéralisation du commerce des services. Il sera en effet beaucoup plus difficile dans un tel contexte, de mettre ces technologies au service de la majorité plutôt qu'au bénéfice d'intérêts privés. Le danger de se retrouver avec une éducation de nature purement mécaniste et au contenu uniforme ne doit pas être négligé. De plus, l'évolution de l'emploi dans l'éducation - particulièrement au niveau supérieur - risque d'être sensiblement affectée par la plus forte pénétration (inévitable?) de l'enseignement transfrontières. Avec la multiplication des emplois contractuels que cette tendance entraîne, la dimension de la précarisation sera certes à surveiller.
La libéralisation accrue qui découlerait naturellement de la renégociation du GATS, pour le secteur de l'éducation mais également pour d'autres services, soulève également plusieurs questions quant au rôle futur de l'État en matière de fourniture des services, de réglementation et de financement. En laissant le champ libre aux acteurs privés et en avalisant le déplacement des lieux d'arbitrage vers une organisation comme l'OMC, les gouvernements ont déjà créé de toutes pièces un déficit social, par l'abandon pur et simple de responsabilités et de pouvoirs publics qui concernent directement le développement social. Ce constat vaut autant pour l'éducation que pour d'autres programmes et mesures à caractère public.
Parallèlement, il y a tout lieu de s'inquiéter du déficit démocratique qui se creuse progressivement au fur et à mesure que se construit, sur la base de quelques grandes organisations à vocation économique, financière ou commerciale, un véritable gouvernement mondial occulte. D'une part, l'opacité qui entoure la négociation de ces grands accords commerciaux place très souvent les principaux acteurs concernés, voire des populations entières, devant des faits accomplis, sans qu'ils aient pu exprimer leurs points de vue. D'autre part, le pouvoir faramineux que confèrent généralement ces accords à quelques grands acteurs économiques rétrécit dramatiquement le champ d'influence du politique et du social dans le processus menant à la détermination des choix collectifs. (...)
Qu'ils soient de nature sociétale ou plus sectorielle, certains enjeux soulevés par la renégociation du GATS sont les mêmes que ceux qui étaient sous-tendus par l'AMI: érosion de la souveraineté des États, capacité pour les gouvernements de maintenir les protections sociales et culturelles, avenir des services publics dans un contexte de libéralisation du commerce et des investissements, etc. Pour le secteur de l'éducation, c'est l'existence même du service public qui pourrait à plus ou moins long terme, être remise en cause. Ces questions, on le voit, concernent au premier chef les personnels de l'enseignement puisqu'elles touchent à la fois leurs conditions de travail de même que la nature des activités éducatives.
Conséquemment, elles interpellent directement les organisations syndicales qui oeuvrent dans les services publics, plus spécialement dans le champ de l'éducation. Ces dernières devront faire preuve au cours des mois et des années à venir - les cycles de négociations de l'OMC sont souvent très longs - d'une vigilance constante devant les évolutions que pourraient emprunter ces pourparlers.