Le monde de l’enseignement dans la tourmente

Le 21 septembre 2019, la directrice de l’école maternelle Méhul de Pantin en Seine-Saint-Denis s’est suicidée, à peine trois semaines après le début de l’année scolaire, laissant derrière elle une lettre adressée à son inspecteur d’académie, une copie étant adressée à tous les directeurs et directrices d’école de sa ville ainsi qu’aux syndicats d’enseignants, lettre dans laquelle elle décrit son désespoir devant la situation de l’éducation nationale en France.
Cette lettre, et le texte qui suit de « Charlie Hebdo » sur le même sujet, pourquoi le publier dans notre journal? Il est vrai que le Luxembourg n’a pas encore connu, dans le monde de l’éducation, des cas de suicide médiatisés comme celui de Christine Renon. De là à minimiser, comme le font régulièrement nos responsables politiques, les problèmes récurrents auxquels sont confrontés les enseignants luxembourgeois, nous laisse perplexe.
Les enquêtes du SEW/OGBL sur le bien-être des enseignants ont bien montré le malaise qui gangrène notre profession – stress, déprime, burn-out, maladies récurrentes, … Et pourtant, ces enquêtes n’ont-elles pas été démontées comme étant non scientifiques et donc insignifiantes. N’a-t-on pas entendu ici et là que les résultats de ces enquêtes ne reflètent que l’opinion de quelques vieux frustrés du SEW/OGBL et qu’ils ne sont absolument pas représentatifs du corps enseignant dans sa globalité. Faudra-t-il donc vraiment attendre une réaction comme celle de Christine Renon pour que le monde politique comprenne enfin que la profession enseignante est au bord de l’éclatement.
Cela fait longtemps que notre métier ne fait plus rêver. Beaucoup d’enseignants sont lassés par la multiplication des charges administratives qui demandent, d’un côté, beaucoup de temps et d’énergie et sont jugées, de l’autre, souvent peu utiles, voire absurdes, en particulier par les plus expérimentés d’entre nous, celles et ceux qui ontassisté à sa montée en puissance, sur fond de réformes incessantes.
Même les soi-disant avantages du statut de fonctionnaire, couplés à ceux liés à la situation particulière des enseignants, ne convainquent plus, certains mettant même en avant les opportunités plus intéressantes qu’offre à leurs yeux le secteur privé en matière d’autonomie, de travail en équipe et de moyens mis à disposition. L’exemple du secteur des nouvelles technologies est révélateur. Partout où il en a l’occasion, le MENJE fait la promotion des nouvelles technologies et de la digitalisation dans nos écoles et lycées. Des « Future Hub » sont créés, de nouvelles formations en informatique poussent à tout va, la programmation et la gestion de très grandes bases de données, la technologie financière et le développement de jeux vidéo sont mis en avant, le tout …. sans savoir qui va assurer tous ces cours. Le MENJE ne trouve pas d’informaticiens, ni de programmeurs, ni d’autres spécialistes dans le domaine des nouvelles technologies, le métier d’enseignant étant tout simplement non attractif par rapport aux possibilités offertes par le secteur privé.
Aujourd’hui, beaucoup d’enseignants se jugent maltraités, voire humiliés et infantilisés par une institution offrant, en raison de ses pesanteurs administratives et hiérarchiques, de moins en moins de latitude pour travailler sereinement avec les jeunes.
A cet alourdissement des tâches s’ajoute le sentiment de recevoir très peu de gratifications et d’être peu soutenu, peu valorisé, ni par sa hiérarchie, ni par la société dans sa globalité.
Le désarroi des enseignants va aller croissant dans les années à venir. La pénurie dans l’enseignement va s’accroître et l’engagement actuel des « Quereinsteiger » ne fera que retarder le phénomène. Une conviction, dangereuse, est en train de s’incruster parmi certains enseignants en place – la conviction qu’il y a une vie après l’enseignement. Gare aux conséquences !
Jules Barthel
C’est l’école qui se suicide1
Après le suicide de Christine Renon, l’Éducation nationale est au bord du gouffre
Cet automne, ce ne sont pas les feuilles, mais les enseignants et les directrices d’école que l’on ramasse à la pelle. Charlie est allé à Pantin respirer l’air de découragement qui plane autour de l’école où s’est suicidée Christine Renon. Reportage.
Depuis le suicide, le 21 septembre, de la directrice de l’école maternelle Méhul, à Pantin (Seine-Saint-Denis), le désespoir déjà ancien qui accable le monde enseignant s’est incarné, il porte désormais un nom, un nom magnifique, qu’on n’oubliera plus, un nom de révolte et d’avenir, dans lequel, pour chacun de nous, la négation s’est inscrite en toutes lettres: Christine Renon. Il faudrait répéter son nom, ne plus cesser de le prononcer jusqu’à ce que le ministère de l’Éducation nationale boive sa honte et prenne enfin en considération le sort de ce qu’il est censé protéger: l’école, la vie concrète des enfants et de leurs enseignants.
À la sortie de l’école que dirigeait Christine Renon, rue Méhul, dans ce quartier tranquille de Pantin où de petits parcs verdoyants donnent à cette agglomération urbaine un air presque léger, une jeune enseignante d’une vingtaine d’années à qui je m’adresse me fait signe qu’elle ne veut pas parler, puis, les yeux pleins de larmes, revient me dire: « Elle s’est sacrifiée pour nous, pour que tout le monde sache. »
Christine Renon, 58 ans, s’est jetée, il y a maintenant un mois, de la terrasse du bâtiment central de son école. On a retrouvé son corps sans vie dans le hall ; elle avait même laissé une petite pancarte à l’attention du concierge, pour ne pas le déranger. Une directrice d’école qui se tue sur son lieu de travail, c’est l’Éducation nationale elle-même qui est accusée ; c’est l’échec des politiques scolaires qui est visé, leur absurdité, leur nullité.
Car avant de mettre fin à ses jours, Christine Renon avait envoyé une lettre à l’inspecteur d’académie, et avait pris soin d’adresser une copie de son courrier à chaque directeur d’école de sa ville, ainsi qu’aux sections syndicales, afin qu’on ne classe pas son cri de révolte sans suite.
La lettre, bouleversante, nette, d’une acuité d’analyse comme seule la souffrance du burn-out peut en inspirer, commence ainsi: « Aujourd’hui, samedi, je me suis réveillée, épouvantablement fatiguée, épuisée après seulement trois semaines de rentrée. »
Elle y raconte l’accumulation du travail qui déborde « bien au-delà du temps rémunéré, et à la fin de la journée, on ne sait plus trop ce que l’on a fait », écrit-elle. Elle y décrit l’ampleur terrifiante des tâches qu’elle doit affronter toute seule chaque jour, et l’administration qui sans cesse exige d’elle, en plus de la gestion de son école, qu’elle remplisse des tableaux informatiques, qu’elle établisse tel « carnet de suivi des apprentissages », tel « plan de sécurité », qu’elle réponde à telle directive. Elle dit sa solitude, elle dit l’absence radicale de « soutien et de protection de l’institution », elle dit sa servitude, elle dit son dévouement à son métier et aux enfants, elle dit sa peur de mal faire, et aussi qu’elle ne veut pas se plaindre, elle demande à « l’institution de ne pas salir [son] nom » et elle signe: « Christine Renon, directrice épuisée. »
C’est une lettre sidérante de dignité: on y perçoit le souffle d’une femme qui ouvre grands les yeux dans sa nuit intérieure ; on y entend le silence de la dernière solitude – celle qui sait.
Alors, tous ceux qui continuent grassement à envisager les enseignants comme des tire-au-flanc toujours en vacances feraient bien de lire cette lettre. On la trouve facilement sur Internet. La lire, c’est aussi se recueillir.
Il paraît que le parquet a ordonné une enquête pour rechercher les causes de la mort de Christine Renon. On ne peut pas s’empêcher de hausser les épaules en apprenant le déclenchement d’une telle procédure: les causes de sa mort s’étalent, noir sur blanc, dans sa lettre. Tous les enseignants le disent: la vie à l’école est devenue un enfer de contraintes ; tous disent l’ampleur absurde des tâches administratives qui absorbent 80 % du temps des directeurs d’école, et les empêchent de s’occuper des vrais problèmes.
« Non seulement l’Éducation nationale ne nous aide pas en termes de moyens, mais elle nous empêche de travailler en nous saturant d’obligations technocratiques. »
J’ai été professeur dans les collèges « difficiles » de la région parisienne pendant seize ans, notamment au Val-Fourré (Mantes-la-Jolie) ; j’ai connu les difficultés des enseignants de banlieue: classes en sureffectif, élèves violents, établissements enclavés dans les cités, présence d’imams qui corrigent les leçons après les cours, consignes pédagogiques incompréhensibles – mais les problèmes d’une directrice d’école maternelle sont pires encore, car la plupart du temps, elle cumule son travail avec une classe dont elle s’occupe.
Coco et moi rencontrons l’une d’elles, directrice d’école à Pantin. Elle nous a donné rendez-vous dans le petit restaurant du Ciné 104, un « îlot », dit-elle. Elle veut qu’on l’appelle Marthe. Le portrait qu’elle brosse de Christine Renon suffirait à démentir la propagande qui, les jours suivant son suicide, l’a fait passer pour une dépressive dont les nerfs auraient lâché (version qui, bien entendu, blanchit le ministère de ses défaillances).
En écoutant Marthe, on découvre que Christine Renon était une femme « enjouée », « dynamique », « incisive », connue pour son « franc-parler » et son « humour corrosif ». Elle raconte que le lendemain de la mort de la directrice, lors d’une réunion où elle et ses collègues avaient été convoquées, le directeur académique (Dasen) de Seine-Saint-Denis, Antoine Chaleix, leur a dit que ces lettres de Chistine Renon étaient des « pièces à conviction pour la police » : « Vous devez nous les remettre. » Depuis, « silence de mort », ajoute-t-elle.
Marthe ironise sur l’« école de la confiance » chère à Jean-Michel Blanquer. Elle décrit, avec une douceur presque déchirante, la pression qu’elle subit chaque jour avec tous ces formulaires à remplir qu’on doit faire remonter, juste pour nourrir les statistiques: « Cela leur sert à se couvrir en cas de problème. Si on n’a pas rempli, ça retombe sur nous. »
Est-ce Coco ou moi qui murmure les mots de désobéissance civile ? Marthe, en tout cas, sourit: « Oui, certains d’entre nous font la grève administrative. On ne remplit pas les tableaux. Je préfère servir les élèves plutôt que le ministère. »
Au collège, le principal est aidé administrativement, mais à l’école, le directeur est seul. Est-ce que Marthe voudrait un autre statut ? Même pas: « Je ne veux pas être chef. Ce n’est pas le statut qui fait avancer les choses. »
« Christine nous a confié une mission », dit-elle soudain, les yeux dans le vague. Elle poursuit en racontant qu’elle consulte sa boîte pro « même le week-end » : « Je travaille cinquante heures par semaine », dit-elle. Elle évoque les suicides des agriculteurs: « On déshumanise le travail », dit-elle sobrement. Elle parle de ses insomnies, et voici qu’il me semble entendre Christine Renon, cette même clarté lucide. Elle avoue que lire la lettre de Christine a été un « électrochoc », et les larmes lui viennent lorsqu’elle raconte que sa fille, enseignante, lui a demandé, après l’avoir lue: « Tu ne vas pas le faire toi aussi ? »
Lorsque j’étais professeur, je pensais que l’équilibre du monde dépendait de la concentration des enfants: le monde ne s’écroulera pas, me disais-je, tant que les enfants réciteront l’alphabet. Eh bien, les enfants récitent l’alphabet, ils font de leur mieux, comme les enseignants, comme les directrices d’école – et pourtant le monde s’écroule.
Je suis à nouveau devant l’école Méhul dont l’étrange façade qui ressemble au portail d’une église se découpe sur la grisaille d’octobre. Je me fais discret, mais voici qu’une conversation s’engage entre parents d’élèves. L’un d’eux fait de grands gestes en se retournant sur l’école: « Il y a un trou maintenant au milieu. Si l’Éducation nationale ne fait rien, on va tous y tomber. »
Ce trou, n’est-ce pas notre société elle-même qui l’a creusé ? Christine Renon n’est pas la seule à s’être tuée au travail.
Depuis la rentrée de septembre, deux autres suicides ont été recensés: celui de Frédéric Boulé, 57 ans, professeur de SVT (sciences de la vie et de la Terre) au lycée international de Valbonne (Alpes-Maritimes) ; et celui de Laurent Gatier, 52 ans, professeur dans un lycée technique, qui s’est pendu à son domicile, à Chamalières (Puy-de-Dôme).

C’est l’échec des politiques scolaires qui est visé, leur absurdité, leur nullité
Le constat qu’elle dresse est tout aussi accablant que celui de Marthe. Elle voit dans le geste de Christine Renon un acte politique, un désaveu cinglant aux constructions hypocrites du système. Selon elle, c’est toute la « construction du scolaire » qui se fait de manière « décousue » : depuis les 80 000 postes supprimés par Sarkozy, l’école a été purement démantelée. Et ce n’est pas les « technocrates augmentés comme Blanquer » qui pourraient améliorer les choses.
L’incompréhension, la souffrance, la violence sont partout – on est au comble de la « zizanie républicaine », dit-elle: « Les politiques n’ont aucune vision pour l’école, et ce n’est pas faute d’avoir été interpellés. » Il faudrait réfléchir à de nouvelles formes de recrutement, ajoute-t-elle, sinon « on va vers un système avec des éducateurs et des ordinateurs qui diffuseront des tutos ».
En rentrant en tramway, j’écris des phrases à toute vitesse. Est-ce l’angoisse, l’accablement ? Je ne peux plus m’arrêter. J’écris: « Le monde du travail comme production de burn-out. Le monde du travail comme usine à suicides. »
J’écris: « Les procédures ont avalé les rites – et parmi les rites, le plus important était la transmission. La transmission a été mangée par le dispositif. »
J’écris: « Le monde du dispositif a tué Christine Renon. »
Yannick Haenel
1 Autorisation de reproduction accordée par l’équipe de « Charlie Hebdo. Texte issu du n° 1422 du 23 octobre 2019