L’individualisation des parcours et la bienveillance dans l’enseignement … ou comment cacher les problèmes qui gangrènent l’éducation nationale



L’individualisation des parcours et la bienveillance dans l’enseignement … ou comment cacher les problèmes gangrènent l’éducation nationale



Les dernières études internationales de l’OCDE1 et de l’UE2 , tout autant que des études nationales comme le rapport 2018 sur l’éducation3 montrent que le système éducatif luxembourgeois reste particulièrement inégalitaire. Cette inégalité est liée à la couche sociale, au contexte migratoire ou au sexe et pratiquement plus personne ne nie cette évidence. Quant aux enseignants, ils la vivent tous les jours.

Beaucoup de mesures ont été prises ces dernières années, beaucoup de réformes ont été engagées afin de remédier au problème de l’inégalité scolaire, sans avoir fondamentalement changé la donne. 

A la suite des dernières réformes, deux nouveaux phénomènes ont fait leur apparition dans le paysage scolaire luxembourgeois : l’individualisation des parcours scolaires et la mise en orbite du concept de la bienveillance.

L’individualisation des parcours scolaires

Le phénomène de l’individualisation des parcours scolaires peut s’observer depuis maintenant quelques années déjà, avec une accélération du phénomène depuis peu. Combien de fois n’avons-nous pas entendu ou lu que « la prise en charge des élèves se doit d’être individualisée, que l’aide aux élèves doit être personnalisée, que chaque élève doit être pris en charge selon ses capacités et ses forces ». Comment alors articuler une opinion critique sans passer d’office pour un affreux réactionnaire refusant par commodité de prendre en compte la personnalité de chacun de ses élèves ?

L’individualisation des parcours scolaires st qu’une suite logique de l’individualisme triomphant de nos sociétés néolibérales.

Et pourtant, l’individualisation des parcours scolaires n’est qu’une suite logique de l’individualisme triomphant de nos sociétés néolibérales. Partout, tout autour de nous, on retrouve cette vieille idée libérale du mérite individuel qui fait reposer les succès et les échecs de chacun sur ses efforts personnels. Chacun devient personnellement responsable de son employabilité, de sa santé, de son avenir et donc aussi …. de sa formation. C’est cette philosophie qui sous-tend toutes les réformes sociales en cours et qui ne s’est pas arrêtée devant les portes de l’école. Limitons-nous à deux exemples de réformes récentes qui, au premier abord, semblent prometteurs et favorables aux jeunes mais qui, en y grattant un peu, recèlent des risques qu’il serait dangereux d’ignorer.

Mise en concurrence de nos langues administratives

Ces dernières années, nous pouvons constater une prolifération d’écoles publiques internationales et la mise en concurrence des langues. Conçues principalement - selon les dires du ministre de l’Education nationale - pour les enfants des fonctionnaires européens et d’autres familles qui ne comptent pas rester éternellement au Luxembourg, ces écoles accueillent de plus en plus d’enfants nés au Luxembourg et ayant passé toute leur scolarité primaire au Luxembourg.

Nous constatons une prolifération d’écoles publiques internationales et la mise en concurrence des langues.

Pourquoi nombre de ces élèves fréquentent-ils les écoles internationales ? Une des raisons est à coup sûr leur niveau insuffisant dans une, voire les deux langues administratives du pays. Plutôt que d’insister auprès des responsables politiques pour qu’ils prennent des mesures permettant de soutenir les jeunes dans leur apprentissage des langues, des parents choisissent pour leur progéniture l’école allemande pour cacher les faiblesses en Français, l’école française pour cacher les faiblesses en Allemand, voire l’école anglaise si leur enfant ne se sent à l’aise ni en Allemand, ni en Français.

Un enseignement à la carte de plus en plus poussé

Récemment, toute une panoplie de nouvelles mesures allant dans le sens d’un enseignement « à la carte » ont été prises. Ainsi, par exemple

  • dans le cadre de l’autonomie des lycées, de multiples sousformes e formations et de spécialisations sont proposées dans le but, nous dit-on, de diversifier l’offre scolaire et de l’adapter au monde d’aujourd’hui ;
  • en fonction de la formation qu’ils effectuent, les élèves sont dispensés d’une, voire de deux langues à l’examen de fin d’études afin d’améliorer leurs chances de réussite ;
  • de plus en plus de matières peuvent faire l’objet d’une dispense en classe terminale et ce sont les résultats des classes de 2e qui nt pris en compte sur le certificat de fin d’études secondaires.
Tout cela ne facilite pas le choix, pourtant crucial, pour les élèves et leurs parents et la tendance de plus en plus prononcée à l’individualisation  parcours scolaires - et à la concurrence entre lycées qui en est le corollaire - ne fera pas que des gagnants. Heureux celui qui saura y voir clair du fait qu’il est parfaitement ien informé et qui pourra, en connaissance de cause, effectuer le bon choix. Parions que ce ne sont pas les élèves socialement les plus défavorisés qui seront dans ce cas !

Le concept de la bienveillance

Chaque jeune a besoin d’encouragement chaque jour, nous disent les experts en pédagogie. Sans une attitude compréhensive, nous disent-ils encore, l’élève sera mis dans l’incapacité de réussir et d’envisager une orientation heureuse. Il faut donc, poursuivent-ils, les accueillir là où ils sont et les soutenir dans les domaines où ils excellent. L’enseignant - qui est aussi pédagogue tout en travaillant sur le terrain - se doit ainsi de créer les conditions bienveillantes et sécurisantesp our que tous les jeunes se sentent valorisés. Il jugera les erreurs de ses élèves de manière positive et il évaluera de manière gentille et encourageante. En résumé, l’enseignant doit être compréhensif avec l’élève, sinon ce dernier sera incapable de réussir.

A entendre les responsables politiques et experts pédagogiques encourager les enseignants à être bienveillant, est-il sous-entendu que ces derniers seraient naturellement malveillants avec leurs élèves ?

Manifester de la bienveillance en toute circonstance deviendra-t-il un incontournable du métier d’enseignant ? « La bienveillance est pour le moins envisagée aujourd’hui comme une condition à remplir si ce n’est un idéal éducatif à atteindre, en tous les cas comme une qualité essentielle pour enseigner4» . Mais, à entendre les responsables politiques et experts pédagogiques encourager les enseignants à être bienveillants, est-il sous-entendu que ces derniers seraient naturellement malveillants avec leurs élèves ?

L’ambiguïté du concept de la bienveillance

L’opinion des enseignants quant au concept de la bienveillance est très ambivalente. Cette dernière est assimilée tantôt à une nécessité discutable pour obtenir les apprentissages attendus, tantôt à un laxisme coupable conduisant à une baisse du niveau d’exigence. Chez les uns, elle apparaît comme un beau « projet politique et humaniste » alors que chez d’autres, il s’agit plutôt d’un « projet contre les enseignants », contre leur autorité, leurs savoirs, leurs éthodes, leur liberté pédagogique.

Certains enseignants, aux prises avec un travail de plus en plus complexe, avec les transformations du métier et l’accumulation de réformes, fragilisés dans leurs pratiques professionnelles par les difficultés récurrentes rencontrées dans leurs classes, subissent demande de bienveillance à l’égard de leurs élèves comme une injonction quand eux-mêmes constatent très souvent un sentiment d’abandon, un manque de reconnaissance et un manque de bienveillance à leur égard de la part de leur propre hiérarchie. Combien de fois n’a-t-on pas entendu des propos du genre « que ceux qui nous gouvernent commencent par nous respecter en faisant, eux, preuve d’intelligence et de bienveillance dans leurs propos ».

S’opposer au concept de bienveillance en tant qu’enseignant peut paraître suicidaire. Il nous semble pourtant absolument indiqué de nous interroger sur le bienfondé de cette philosophie érigée en nouveau dogme éducatif et sur les conséquences qu’elle peut engendrer si elle devient la seule et unique norme à suivre.

Il est vrai que la bienveillance a certainement des mérites, ne serait-ce que celui, non négligeable, de « contrecarrer les effets en termes d’inégalités scolaires du souci de l’excellence et de la méritocratie qui cherchent, avant tout, de ne pas défavoriser les favorisés5» .

Il est vrai aussi que l’enseignant qui ne fait que classer ses élèves en bons et en mauvais et qui insiste sur les erreurs plus que sur les succès ou les efforts fournis, diffuse implicitement l’idée que nombre de ses élèves seraient dans l’impossibilité d’atteindre les objectifs fixés. Une telle approche pédagogique aboutit à l’échec colaire, lequel frappera plus durement ceux qui sont socialement et financièrement les plus faibles.

Néanmoins, nous persistons à prétendre que, s’il y a bienveillance, elle ne doit surtout pas devenir la norme absolue et unique à appliquer. Elle doit être impérativement et simultanément accompagnée de fermeté. Être ferme sans manifester de bienveillance conduira à une sévérité excessive, tandis qu’être bienveillant sansê tre ferme conduira au laxisme. Il faudra donc s’assurer à manier les deux à la fois, pas l’un ou l’autre.

« Le fautif est toujours l’enseignant »

Bildschirmfoto_2020-11-20_um_091322.pngUne des remarques qui revient le plus souvent dans les commentaires lors de l’enquête sur le bien-être des enseignants dans l’enseignement secondaire, réalisée par le SEW/OGBL en juin 2019, est l’absence du « goût pour l’effort » auprès de beaucoup de nos jeunes. Cet état d’esprit d’une partie de la jeunesse peut-il être mis en relation avec la généralisation du concept de bienveillance dans nos écoles et lycées ? Les enseignants ont-ils l’esprit conservateur, voire réactionnaire, simplement parce qu’ils demandent à leurs élèves et étudiants de s’appliquer, de s’instruire, de s’intéresser, … de faire des efforts ? Et si, finalement, la bienveillance ne faisait que cacher les incohérences et errances de la politique éducative du MENJE depuis de longues années ?

Il est vrai que, confrontés à la difficulté de la tâche, désemparés, des enseignants tendent à être susceptibles face à des concepts imbibés d’harmonie comme la bienveillance. On est toutefois en droit de se poser la question si cette bienveillance, sous couvert de progressisme, ne constitue pas en réalité

  • un renoncement à la mission de l’institution scolaire de faire accéder les enfants des classes sociales défavorisées aux savoirs légitimes ;
  • un moyen permettant d’escamoter les véritables causes de l’échec scolaire ;
  • un vecteur d’austérité bon marché, la bienveillance ne coûtant rien à l’Etat ;
  • un moyen pour les responsables politiques de mettre l’accent sur la prétendue incapacité de l’enseignant plutôt que sur les problèmes structurels de l’enseignement que sont le manque systématique d’infrastructures et surtout de personnel qualifié.

Pour les responsables politiques, il est définitivement plus facile de déclarer que des enseignants qui déploient au quotidien « la panoplie du découragement6», portent la responsabilité première dans l’échec de leurs élèves et n’arrivent pas à saisir le potentiel du jeune, plutôt que de reconnaître qu’eux, ils n’investissent pas les moyens nécessaires pour soutenir correctement tous les élèves de l’école publique.

Les enseignants ont-ils l’esprit conservateur, voire réactionnaire, simplement parce qu’ils demandent à leurs élèves et étudiants de s’appliquer, de s’instruire, de s’intéresser, … de faire des efforts ?
 
Notre système scolaire n’a jamais été vraiment égalitaire, à l’image de la société fondamentalement inégalitaire dans laquelle nous vivons. Par le passé, certains responsables politiques ont essayé d’oeuvrer pour contrecarrer les inégalités sociales à l’école, sans vraiment y arriver. Aujourd’hui, on a l’impression que les responsables en place consacrent la majeure partie de leur temps et de leur énergie à faire abstraction des problèmes existants. En les gommant à l’aide de concepts comme l’individualisation des parcours scolaires et la bienveillance.

Jules Barthel





1 Programme for International Student Assessment – PISA 2018 : www.oecd.org/pisa/publications/pisa-2018-results.htm
2 Rapport de suivi de l’éducation et de la formation 2019
ec.europa.eu/education/sites/education/files/document-library-docs/et-monitor-report-2019-luxembourg_fr.pdf
3 Rapport national sur l’éducation au Luxembourg 2018 :
www.men.public.lu/catalogue-publications/themes-transversaux/statistiques-analyses/bildungsbericht/2018/fr.pdf 
4 Céline Giron. Pour des enseignants bienveillants : étude critique de l’entrée de la notion de bienveillance dans le champ scolaire français - Sciences et Bonheur
5 Clothilde Dozier et Samuel Dumoulin « La bienveillance, cache-misère de la sélection sociale à l’école » paru dans le Monde diplomatique de septembre 2019
6 Clothilde Dozier et Samuel Dumoulin « La bienveillance, cache-misère de la sélection sociale à l’école » paru dans le Monde diplomatique de septembre 2019 7 Syndicat national unitaire des instituteurs, professeurs des écoles et PEGC en France, affilié à la Fédération syndicale unitaire